Pour un champ deux freres se disputent, question de bornage...

Publié le par nivelles

Deux frères, aujourd’hui, se disputaient un champ

Dont la borne s’était déplacée en bêchant;

Ils ont remis tous deux leur cause à ma parole,

Et je les ai jugés dans cette parabole:

 

Aux premiers temps du monde, où tout était commun,

Deux frères, comme vous, avaient deux champs en un.

Comme l’un prenait moins et l’autre davantage,

Ils vînrent un matin borner leur héritage;

 

Un seul arbre planté vers le sommet du champ,

Dominait le sillon du côté du couchant,

Un frère à l’autre dit: «L’extrémité de l’ombre

«De nos sillons égaux coupe juste l’ombre.

«Que l’ombre nous partage!» Ainsi fut convenu.

Or l’ombre s’allongea quand le soir fut venu,

Et jusqu'au bout du champ, en rampant descendue

Fit un seul possesseur de toute l’étendue.

 

Vite il alla chercher les témoins de la loi,

Et leur dit: «Regardez, toute l’ombre est à moi.»

Et les juges humains, en hommes, le jugèrent,

Et le champ tout entier au seul frère adjugèrent;

Et l’autre, par le ciel dépouillé de son bien,

Accusa le soleil et s’en fut avec rien.

 

L’hiver vînt: l’ouragan que la saison déchaîne,

S’engouffrant une nuit dans les branches du chène,

Et le combattant, seul, sans frère et sans apui,

Le balaya de terre, et son ombre avec lui.

 

Le frère dépouillé, voyant l’autre sans titre,

Descendant à son tour, alla chercher l’arbitre,

Et dit: «Voyez… plus d’ombre! Ainsi, tout est à moi!»

Et le juge, prenant la lettre de la loi,

Jugea comme le vent, et le soleil, et l’ombre;

Et, des sillons du champ sans égaler le nombre,

Lui donna l’héritage avec tout son contour,

Et tous deux eurent trop ou trop peu tour à tour;

Et descendant du champ où la borne ainsi glisse,

Ils disaient dans leur coeur: «Où donc est la justice?»

 

Or, un sage, passant par-là, les entendit,

Ecouta leurs raisons en souriant, et dit:

«On vous a mal jugés; mais jugez-vous-même,

«La borne des mortels n’est jamais au milieu.

«Mesurez la colline à la toise de Dieu.

Elle n’est, mes amis, dans l’arbre ni la haie,

«Ni dans l’ombre que l’heure ou prolonge ou balaie,

«Ni dans la pierre droite avec ses deux  garants,

«que renverse le soc ou roulent les torrents;

«Ni dans l’œil des témoins, ni dans la table écrite,

«Ni dans le doigt levé du juge qui limite.

«La justice est en vous; que cherchez-vous ailleurs?

«La borne de vos champs! plantez-la dans vos cœurs.

Rien ne déplacera la sienne ni la vôtre.»

«Chacun de vous aura sa part dans l’œil de l’autre.»

 

Les deux frères, du sage écoutant le conseil,

Ne divisèrent plus par l’ombre ou le soleil;

Mais, dans leur équité plaçant leur confiance,

Partagèrent leur champ avec conscience,

Et devant l’invisible et fidèle témoin,

Nul ne fit son sillon ni trop près ni trop loin.

 

Lamartine  (Jocelyn)

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article